22-08-2024
Article rédigé par Bertrand Coqueugniot
Il n’est pas inexact de dire qu’à ses origines, et ce pendant quelques décennies, le Bluegrass fut surtout une affaire d’hommes et qu’il faille chercher à la loupe les pionnières parmi les pionniers. Et pourtant…
J’ai eu l’envie de rendre hommage aux femmes qui se sont passionnées et se passionnent toujours pour cette musique et en portent haut les couleurs en l’interprétant et en y apportant leur contribution. Mesdames, ce petit article ne se veut pas être un dossier exhaustif et je m’excuse par avance si j’ai oublié telle ou telle. J’ai fait appel à ma mémoire afin de mettre en avant ces musiciennes qui ont émaillé ma route d’afficionado Bluegrass, tout comme la scène Bluegrass. Ce n’est donc pas un Wikipedia !
Je disais dans mon préambule, « et pourtant ». En effet, et pourtant, car le père du Bluegrass lui-même, Bill Monroe, eut deux musiciennes dans son groupe. L’une, Wilene « Sally Ann » Forrester et épouse du célèbre violoniste Howdy Forrester jouait de l’accordéon dans les Bluegrass Boys alors que son mari Howdy tenait le violon. Au moment de la guerre Howdy fut incorporé dans la Navy. Earl Scruggs était depuis peu le banjoïste du groupe et à son retour Howdy réintégra les Bluegrass Boys. Lorsqu’un an plus tard les Forrester s’en allèrent pour d’autres projets Sally ne fut pas remplacée. Exit définitivement l’accordéon !
Sally a quand même enregistré avec Bill Monroe les titres Kentucky Waltz, True Life Blues, et Footprints in the Snow, des classiques !!
La seconde musicienne, Bessie Lee Mauldin, officiait à la contrebasse et fit partie des Bluegrass Boys pendant douze ans. Elle fut la première contrebassiste Bluegrass professionnelle et sa longévité dans le groupe s’explique par son formidable talent, on sait quelle exigence Monroe avait envers ses musiciens. Personnage assez discrète, Bill Monroe lui rendit un bel hommage dans son autobiographie « Can’t you hear me calling », soulignant l’importance du rôle qu’elle a joué à ses côtés.
La première génération de groupes Bluegrass était quasi masculine, peut-être y-a-t-il eu quelques rares exceptions, mais il faudra attendre la seconde génération pour voir des filles intégrer des groupes de premier plan, puis être elles-mêmes des têtes d’affiche.
Mon enchainement générationnel tombe à pic puisqu’au début des années 70 c’est justement au sein du groupe IInd Generation, monté par Eddie Adcock, que l’on vit parmi les premières musiciennes Bluegrass : d’abord Wendy Thatcher sur le premier album, puis Martha Hearon ensuite, toutes deux au chant et à la guitare. Martha, devenue Mme Martha Hearon Adcock, poursuivra sa route auprès de son banjoïste de mari.
Au tournant des années 60 et 70 deux personnalités incontournables se sont singularisées : Alice Gerrard et Hazel Dickens. Guitaristes chanteuses, elles étaient plutôt associées au mouvement Folk, voire Old-Time, mais leur participation au groupe Strange Creek Singers en compagnie de Mike Seeger (demi-frère de Pete), Tracy Schwartz et Lamar Grier (lequel fut un temps banjoïste des Bluegrass Boys et père de David) leur vaut d’être définitivement partie prenante des Women in Bluegrass. J’ai découvert ce groupe en concert à Villeurbanne, en 1975 si je me souviens bien, et c’était superbe.
Parmi cette seconde génération du Bluegrass, qui a vu le nombre de groupes se multiplier dans tout le pays, il est à noter des participations féminines, comme dans la Lewis Family ou The Whites, Buck White et ses filles. Elles y étaient généralement chanteuses voire choristes, mais rarement instrumentistes.
Le futur était en marche. C’était encore confidentiel mais des filles se sont emparées qui d’onglets, qui d’un médiator, ou encore d’un archet. Jusqu’à ce qu’un groupe 100% féminin surgisse dans la mouvance du Bluegrass new-yorkais, les Buffalo Gals. Leur album était esbroufant. Certains de mes camarades les ont vues sur scène et leurs commentaires étaient très élogieux. La banjoïste Susie Monick enregistra par la suite un album solo, tandis que la guitariste-chanteuse, Martha Trachtenberg collaborera avec l’équipe Trischka, Statman & cie, tout comme la mandoliniste Carol Siegel.
À l’autre bout du pays, à San Francisco, une violoniste fourbissait ses armes, Laurie Lewis. Également guitariste et chanteuse, animant successivement plusieurs groupes, et ce jusqu’à ce jour, elle s’est imposée comme un nom majeur du Bluegrass, respectée par ses pairs.
Les français ont pu l’écouter avec son groupe, c’était il y a environ 30 ans à Ris Orangis si je me souviens bien, j’y étais, et autour d’elle ses alter-égo se nommaient Todd Philipps, Craig Smith et Tom Rozum.
À San Francisco toujours une toute jeune Alison Brown s’est attaquée au banjo et il lui fallut peu de temps pour en avoir une belle maitrise. Son premier enregistrement, en duo avec un tout aussi jeune Stuart Duncan au violon, m’avait scotché ! Intitulé « Pre-Sequel », ce disque expose le talent déjà très mature de ces deux jeunes musiciens qui, on le sait, allaient embrasser une belle carrière. Après ces débuts prometteurs, Alison Brown fit un peu moins fait parler d’elle, se consacrant surtout à son métier de courtière à New York. Mais lorsqu’elle reprit son banjo par les cornes elle s’imposa définitivement comme une « maître » de l’instrument, avec un son à elle et une démarche musicale aux multiples facettes. Aussi à l’aise dans un style traditionnel que progressif ou jazz. En parallèle et en compagnie de son mari Gary West elle créa son propre label, Compass Records, dont le catalogue est d’une grande richesse et fait la place aux talents multiples qui émergent dans le Bluegrass, tout comme dans d’autres styles de musique.
Les florissantes années 70 et suivantes virent l’apparition de musiciennes qui allaient définitivement laisser leur empreinte. Je pense à Claire Lynch, guitariste chanteuse du groupe Front Porch String Band, dont le premier album est un must. Claire est une interprète touchante et une songwriter de talent, sa carrière solo faisant d’elle une grande.
C’est à Millwaukee que le nom de Dede Wyland commença à résonner. Elle y était la chanteuse guitariste du groupe Grass, Food & Lodging, mais ce fut lorsqu’apparut Skyline qu’elle explosa aux yeux du grand public Bluegrass. Je pense qu’il est nul besoin de présenter Tony Trischka & Skyline, avec Dede Wyland, lesquels firent les belles heures du Festival de Toulouse en 1984.
Lynn Morris apparut aux yeux du monde Bluegrass en 1972 lorsqu’elle rejoignit d’abord le groupe City Limits puis Wetstone Run. C’est avec ce dernier qu’elle acquit une réputation nationale, étant avec Alison Brown la seconde banjoïste à se faire un nom. Elle restera fidèle à Wetstone Run pendant de longues années avant de monter son propre groupe, The Lynn Morris Band, en compagnie de son contrebassiste de mari, Marshall Wilborn. Au fil du temps de nombreux musiciens prestigieux firent partie du groupe, Chris Jones, Ron Stewart, David McLaughlin, Tom Adams, Audie Blaylock et même Stuart Duncan ! Un véritable who’s who ! Lynn est une pionnière et elle a définitivement montré la voie à quantité de musiciennes.
Rhonda Vincent est ce qu’on appelle une enfant de la balle. Très jeune elle fit partie du groupe familial Sally Mountain Show, elle avait cinq ans lorsqu’elle commença à chanter du Gospel. Plus tard elle se mit à la mandoline et c’est au tournant des années 70/80 qu’elle enregistra son premier single, « Muleskinner Blues ». Le groupe familial, qui comprenait son jeune frère Darin dont on allait entendre parler plus tard, tournait alors intensivement. Sa carrière connut une ascension fulgurante lorsqu’elle fut repérée par une des stars du Grand Ole Opry, Jim Ed Brown, et c’est à Nashville qu’elle versa dans le monde de la Country, de séries TV, et publia quelques albums qui ne rencontrèrent malheureusement pas un large succès. En 2000 elle revint au Bluegrass avec bonheur et récolta au fil des années une reconnaissance méritée. Mandoliniste surtout rythmique elle est respectée pour ses interprétations vocales et son sens du show. Rhonda fût même nommée New Queen of Bluegrass par le Wall Street Journal !
Native du Kentucky Dale Ann Bradley est considérée comme une voix importante issue de la tradition Appalachienne, et elle fut élue meilleure chanteuse de l’année à six reprises. Ses collaborations incluent Front Porch Grass, le féminin New Coon Creek Girls, et son premier album solo fut produit par Sonny Osborne. En 2018 elle devint membre fondateur du groupe féminin Sister Sadie, nommé plusieurs fois groupe vocal de l’année.
En 1987, alors que je me trouvais à San Francisco en compagnie de François Charle, ce dernier étant ami avec un luthier par ailleurs compagnon de Laurie Lewis, on a logé chez eux pendant quelques jours. Un soir Laurie nous dit « Je vais vous faire écouter le premier album d’une jeune musicienne, et je pense qu’on va entendre parler d’elle, elle est incroyable ». Laurie ne s’était pas trompée, il s’agissait d’Alison Krauss !! Je crois qu’il est inutile de présenter cette artiste prodige qui a esbroufé tout le monde et ce jusqu’au mythique Robert Plant. Sa carrière fait d’elle un monstre sacré, une star du Bluegrass, et pas que ! Ses albums en solo, son groupe Union Station avec Dan Timinsky et Jerry Douglas, ses collaborations multiples l’ont imposée comme une violoniste hors pair et une chanteuse dont le talent et l’aura vont bien au-delà de son genre de prédilection. Anecdote, le premier album du duo Alison Krauss-Robert Plant est la meilleure vente du grand Robert en dehors de ceux de Led Zeppelin !
(fin de la partie 1)